Articuler éthique clinique et responsabilité sociale en santé.

29 octobre 2024
Jean-Philippe Cobbaut (Professeur d’éthique médicale, Directeur du centre d’éthique médicale de l’Université Catholique de Lille)
Alain Loute (Professeur d’éthique clinique, Faculté de médecine et de médecine dentaire, Université Catholique de Louvain)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En tant qu’éthiciens, l’articulation de l’éthique clinique à la responsabilité sociale en santé (RSS) nous semble un enjeu essentiel. En effet, la RSS constitue aujourd’hui un des points de mire des cours et formations donnés aux (futurs) cliniciens. Une telle prise de position peut surprendre voire rendre perplexe. Certes le concept de responsabilité sociale a évolué. Dans la définition proposée par l’OMS par 1995, ce sont les facultés de médecine qui sont appelées à devenir socialement responsables, notamment en orientant leur formation, recherches et services vers « les principaux problèmes de santé de la communauté » qu’elles ont pour mandat de servir.

Depuis, cette perspective s’est étendue à tout acteur de santé : « le comportement éthique auquel chaque acteur de santé, individu comme institution, devrait tendre, serait de devenir socialement responsable c’est-à-dire d’être averti de la complexité des interactions conduisant à la santé des citoyens et des populations, d’en tenir compte dans les nouvelles fonctions qu’il aurait à assurer dans ce contexte et de vérifier l’impact de sa propre contribution pour un service de santé aussi juste, efficient et durable que possible » (Boelen, in Dictionnaire francophone de la responsabilité sociale en santé).

Quant à elle, l’éthique clinique, comme champ d’intervention et de recherche de la bioéthique, s’est développée dans les années 90 au lit du patient (Siegler), renouant avec l’étymologie de la clinique et la nécessité pour en saisir les enjeux de prendre en compte la singularité des situations. Ce champ sectoriel de l’éthique est donc par définition contextualisé : « L’éthique clinique est le processus d’identification, d’analyse et de résolution des problèmes moraux pour un patient particulier »  (LaPuma,1990, Clinical Ethics ).

Une tension ne risque-t-elle pas d’apparaître entre l’attention au cas singulier propre à l’éthique clinique et l’obligation de prendre en compte des besoins sociaux ? Plutôt que de concevoir l’éthique clinique et la responsabilité sociale comme deux obligations qui se superposent et coexistent en tension l’une à l’autre, nous défendons l’idée qu’elles gagnent à s’articuler l’une à l’autre.

Tout d’abord, la RSS peut enrichir l’analyse éthique d’une situation singulière en insistant sur la nécessaire prise en compte du contexte socio-économique, culturel et politique. En rappelant que tout individu – y compris les professionnels – s’inscrit dans un groupe et des rapports sociaux, elle invite l’éthique clinique à penser les conséquences de toute décision sur la collaboration interprofessionnelle, le réseau de relation du patient et les communautés. Enfin, la RSS peut constituer une référence qui soutient l’éthique clinique dans la gestion de ce que Bruno Cadoré nomme la tendance à « l’excès de responsabilité » dans le chef des soignants. Face à des situations éthiques complexes la RSS permet de soulever la question des niveaux de responsabilité individuelle, organisationnelle et collective et de penser la démarche éthique comme une forme d’action collective permettant d’établir et d’articuler les niveaux de responsabilité.

A l’inverse, l’éthique clinique peut soulever des enjeux et questionnements qui engagent les institutions ou la société dans son ensemble. Selon Bruno Cadoré, la médecine « se trouve placée en position de ²médiateur culturel² puisque se posent en son sein des questions qui, renvoyées au débat public plus large, pourraient conduire ce dernier à aborder des questions fondamentales d’orientation de nos sociétés » (L’éthique clinique comme philosophie contextuelle). Bien entendu, la pratique de l’éthique clinique vise à prendre ou à éclairer une décision particulière pour un patient singulier, insubstituable. Il ne s’agit donc pas de défendre l’idée que l’on puisse directement tirer d’un cas clinique éthique un savoir directement généralisable. L’éthique clinique joue plutôt un rôle de vigilance et en faisant émerger des enjeux permettant d’alimenter des réflexions à d’autres niveaux de responsabilité (organisationnel ou plus collectif). En écho au rôle que peuvent jouer les médecins dans l’analyse des risques sanitaires à travers leur implication dans un réseau d’épidémio-surveillance, l’éthique clinique peut jouer un rôle de sentinelle en rapportant des problèmes inédits, des questions éthiques nouvelles.

Il nous semble donc qu’il n’y pas lieu d’opposer éthique clinique et responsabilité sociale en santé mais plutôt d’envisager celles-ci comme complémentaire en permettant, d’un côté, à la pratique de l’éthique clinique de mieux cerner les enjeux sociaux de la pratique médicale mais aussi de mieux sérier les niveaux de responsabilité et, de l’autre, à la perspective de la responsabilité sociale de faire apparaître les impacts sur le terrain du développement de la médecine contemporaine.